Il est trop gros! Qu’est-ce qu’il est gras.*

Voici venu le temps de passer six mois en pédiatrie pour peaufiner mes connaissances en la matière… Ces petites êtres (que nous avons tous été) ont en effet des spécificités médicales, de la fracture du trampoline au cheveu étrangleur en passant par la varicelle atypique.

Première impression en arrivant dans le service: si la médecine est paternaliste et normative, la pédiatrie c’est carrément un cran au dessus.

Les parents arrivent, la mine déjà coupable. Ils et elles savent qu’ils vont se faire gronder et commencent directement par se justifier: « Pourtant j’ai fait exactement comme le médecin m’avait dit, je vous assure! »

Le parent est avant tout fautif (la mère surtout). Elle arrive à 18h30 alors que l’enfant était déjà malade le matin. De qui se moque-t-on? Elle l’a déposé à la nounou pour aller travailler?? Ah, on voit bien le sens des priorités! C’est pourtant simple de ne pas aller travailler, non?

Vous lui avez donné quoi à manger? Vous n’avez pas bien étalé la crème solaire? Ah mais c’est sûr que vous aller vous prendre une sacré remontrance, on n’est pas là pour rigoler ici et on a l’habitude des mauvais parents comme vous qui font n’importe quoi.

En pédiatrie, on se lâche totalement sur la culpabilisation des comportements, encore plus qu’on ne le fait pour les malades adultes, car les parents se doivent d’être exemplaires quelle que soit leur situation. Ils doivent bien respecter toutes les règles des pédiatres, même si celles-ci changent tous les cinq ans, c’est la loi.

Nombre de pédiatres prennent le pli de ce super contrôleur social qu’est ce médecin doublé d’un éducateur de parent. La morale est omniprésente dans les discours. La possibilité de faire un signalement lorsqu’on suspecte une maltraitance apporte un outil de plus à ce super docteur, qui peut se retrouver à littéralement envoyer la police. Untel n’est pas à jour de ses vaccins… Mmmh, c’est suspect.

Les normes sont partout en pédiatrie, pour des raisons évidentes de suivi de croissance, courbes de poids etc… Mais ces normes s’étendent aussi, à des fins de dépistage, au développement psychomoteur (1 an empile 2 cubes, 18m empile 3 cubes, 2 ans empile 6 cubes! Six, soyons précis et scientifique), et au comportement. On dépiste ainsi les comportements déviants (« trouble des conduites ») des enfants pour les traiter au plus tôt. Cela part d’une bonne intention si ce n’est quand, dans cet aspect, on occulte totalement les causes du comportement étiqueté comme déviant. On pathologise alors un enfant qui réagit en fait à un contexte particulier par son comportement. Les parents, conditionnés à écouter les pédiatres et à suivre les dépistages précoces pour ne pas se faire réprimander (et cherchant bien sûr le mieux pour leur enfant), ne porteront pas forcément de critique sur les diagnostics. Parmi les pédiatres, on trouve très peu de remise en question sur le fait de baser ses diagnostics sur des seuils statistiques. L’impression d’agir en scientifique est la norme. La prise en compte des facteurs environnementaux et sociaux du foyer est trop souvent résumée à des jugements et préjugés classistes.

On peut aussi craindre que le dépistage ne devienne une détection ou un étiquetage et, enfin, que les professionnels de la santé, des services sociaux ou de l’éducation soient incités à sortir de leur champ pour être utilisés à des fins normatives.

La construction du savoir sur l’enfance à l’aune des débats citoyens « Pas de 0 de conduite »
Gérard NeyrandSahra Mekboul
Dans Corps sexué de l’enfant et normes sociales (2014), pages 109 à 136

L’autre aspect dérangeant de la pédiatrie est le soin contraint. Alors que pour les adultes on tente de légiférer autour des pratiques de contention et de soins sous contrainte, l’idée est que pour un enfant, la question ne se pose même pas. Bien sûr que l’enfant ne va pas vouloir qu’on le pique avec une aiguille ou qu’on lui enfonce un coton tige dans la bouche mais c’est pour son bien alors il faut bien le forcer! Et là, les méthodes sont laissées au libre choix visiblement. Si dans tel service, on y prête beaucoup d’attention, on s’inspire des support de l’association sparadrap, on utilise systématiquement du gaz hilarant et des méthodes douces, dans d’autres services, « on ne fait pas comme ça ». Selon la pédiatre du jour, on va simplement contentionner l’enfant à la moindre opposition, lui ouvrir les mâchoires de force… Eh oui car c’est pour sa santé, c’est pour son bien! Même si, en y regardant de plus près, le « soin » en question est parfois un simple streptatest, soit un test d’aide au diagnostic, qui ne changera pas dramatiquement sa prise en charge ou sa santé. L’enfant peut en ressortir avec une peur viscérale des blouses blanches et on le comprend. On a bien progressé depuis les temps où l’on opérait les bébés à vif me diriez vous, mais pas tant que ça.

Enfin, cette spécialité baigne en profondeur dans les publicités de laboratoire. Le bureau est inondé de prospectus pour des laits en poudre divers et variés. Votre pédiatre saura vous prescrire le lait précis qu’il faut pour votre enfant et pas un autre et vous saurez pourquoi. Si vous êtes pédiatre et que vous n’avez pas votre stylo Novalac qui dépasse de la blouse, vous n’êtes pas vraiment pédiatre.

Sur ce, je vous laisse, je retourne dans mon service au milieu des nounours et arcs-en-ciels pour vous attendre de pied ferme avec ma blouse, stéthoscope à la main et réglette en fer pour vous taper sur les doigts.

*= citation réelle d’un « conseil éducatif » délivré par un pédiatre.

A lire:

Enfant normal et enfance normalisée, Réflexions sur un infléchissement, André Turmel, Nouvelles pratiques sociales,(1), 65–78. https://doi.org/10.7202/1008627ar

Tout autant que les tables de poids et grandeurs ont eu pour effet de fournir des références dites scientifiques aux acteurs du collectif eu égard à la croissance de leurs enfants, elles ont aussi contribué à l’émergence d’un cadre normatif commun : ces mêmes acteurs pouvaient désormais penser, discuter et agir selon des paramètres largement partagés dans le collectif. C’est ce que j’ai appelé, à la suite d’autres, le dispositif cognitif collectif. De la norme, on observe ensuite que nos sociétés glissent de façon imperturbable vers une forme de normalisation. Car, les parents tendent à vouloir que leurs enfants se conforment aux prescriptions des graphiques, hantés qu’ils sont par la crainte que leurs rejetons soient « anormaux ».

Enfant normal et enfance normalisée, Réflexions sur un infléchissement, André Turmel

-Neyrand, Gérard, et Sahra Mekboul. Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale. Érès, 2014.

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