En médecine, on aime bien les gens, mais de préférence ceux qui rentrent dans notre moule.

La réduction des risques est un concept de santé publique essentiellement utilisé dans le domaine de l’usage de drogues. L’idée de base est d’accepter qu’il n’y a pas de société sans drogues, et donc que maintenir une politique visant à éradiquer l’usage de drogues ne sert pas à grand chose… Et peut se révéler dangereux voire mortel pour les usager.es.
Le concept a pris son essor à la fin des années 80 dans le contexte d’épidémie de VIH. On peut revenir en 1986 lorsqu’un rapport écossais (McLelland Report) a observé que la politique de confiscation de seringues des usagers participait activement à la diffusion du virus. C’est en 1988 que le gouvernement du Royaume Uni publie le rapport « Mésusage de drogues et SIDA » qui déclare que stopper l’épidémie de SIDA est plus important que de stopper l’usage des drogues. Les programmes d’échanges de seringues et de prescription de substituts opiacés sur le long terme qui s’en suivent permettent alors au pays d’avoir la plus faible proportion d’usagers injecteurs touchés par le VIH en Europe.
Ce changement de paradigme s’est alors développé et généralisé à d’autres drogues et d’autres prises risques, avec des bénéfices très clairs (De 1994 à 1999, baisse de 80 % des overdoses mortelles en France par exemple). Même si l’on trouve encore nombre de médecins qui la voient d’un mauvais oeil (citons l’opposition de l’Ordre des Médecins et de l’Académie de médecine aux salles de consommation à moindre risques), sans parler des gouvernements.
On peut citer les principes fondamentaux de la RdR (« Réduction des Risques« ) donnés sur le site de l’association Aides:
La réduction des risques liée à la consommation de drogues repose donc sur quatre fondamentaux :
- Donner aux usagers-ères de drogues les moyens de réduire les risques auxquels ils-elles sont exposés-es
- Faire participer les usagers-ères de drogues à leur prévention
- Faire évoluer les représentations sociales sur les usagers-ères de drogues
- Sensibiliser les professionnels-lles et améliorer les lois et dispositifs en place
Ce qui semble plus intéressant encore, c’est d’observer ces principes de la RdR pour se rendre compte… qu’ils devraient en fait s’appliquer à toutes les intervention en santé pour qu’elles aient la moindre utilité réelle. C’est d’ailleurs un peu l’idée de la santé communautaire.
La formation médicale actuelle est une formation à une médecine normée, curative et de contrôle, majoritairement déconnectée des conditions de vie. Les gens ne doivent pas boire ni fumer ni manger trop gras, il faut donc former les médecins à ces préceptes: dire aux patient.es ne ne pas fumer, ne pas boire ni manger trop gras (ça s’appelle faire de. la prévention!). Les gens qui mangent trop gras doivent prendre leur médicaments anti-gras, il faut donc apprendre à dire aux patient.es qu’ils doivent être « observants ». De la même façon que l’on peut penser que de dire « dites non à la drogue » va améliorer la santé des usager.es de drogues, voire même les faire disparaitre. Cela n’a aucun sens, on le sait, mais pourtant, c’est le dogme qui demeure dominant dans la formation: dites aux gens quoi faire en ignorant superbement leur réalité. S’ils ne veulent pas se soigner, ha ben c’est leur problème hein! Vous, vous faites votre bon travail de docteur au moins…
Le principe fondamental de la réduction des risques est de partir de la réalité des personnes: par exemple les gens utilisent des drogues, et de chercher comment limiter les prises de risques, en partant de cette réalité (quels usages en font ils, où, comment, qui sont-ils…) pour les garder en bonne santé. C’est un principe qui devrait en fait être appliqué pour tous les domaines de santé: plutôt que de chercher à atteindre un « idéal » (les gens ne mangeront plus que des petits pois vapeur), partir de leur situation de vie réelle et s’adapter à leur façon de vivre et leurs conditions de vie pour limiter les risques en santé, avec eux (et idéalement, militer pour l’amélioration de ces conditions de vie et de travail en parallèle.).
Si un médicament doit être pris, il faut d’abord se poser la question de la possibilité de sa prise en fonction de la vie de la personne et s’adapter à cette personne, et non faire l’inverse (ordonner l’observance, et se plaindre sur internet de ces patients menteurs qui prennent pas leurs médocs).

Cette médecine de contrôle se marie très bien avec un certain scientisme qui pense pouvoir modéliser les personnes du monde réel simplement comme des points sur un graphique. On prouve de façon très scientifique que telle intervention de santé est valide (puisque le modèle mathématique appliqué a prouvé un taux de réponse de 43,2%), et on l’impose avec en prime l’argument d’autorité scientifique.
C’est ce que l’on a pu observer durant l’épidémie de COVID. On pond un modèle complètement abstrait où chaque individu est un nombre binaire qui est soit infecté soit non infecté, on mouline dessus un tas d’algorithmes de diffusion de virus et de contact-tracing avec divers Ro de contagiosité et l’on trouve qu’il faudrait pouvoir marquer chaque individu Infecté/Non infecté sur son smartphone avec un code barre, et isoler les infectés (avec une précision incroyable sur la distance à respecter), HOP problème réglé, au suivant! (On peut même punir les contrevenants en les privant de certains droits.) (Et en plus c’est hi-tech!!) Sauf que nous vivons dans… la réalité. Nombre de personnes infectées ne seront pas testées, les isolements ne seront pas respectés à la lettre pour diverses contraintes de la vie réelle (garde d’enfant, travail non déclaré, logements), et donc finalement tout ceci ne sert pas à grand chose à part à se donner l’air de faire quelque chose (en alimentant de grosses boîtes de produits pharmaceutiques au passage). De fait, ce type d’intervention va même faire porter les risques sur les personnes vulnérables les moins à même de se conformer au modèle idéal.

Mais pratiquer réellement la réduction des risques en santé, c’est d’abord accepter de diminuer le pouvoir médical: c’est l’usager.e qui décide de sa vie, et le médecin qui s’adapte (horreur!!). Raison pour laquelle les beaux préceptes de la « médecine centrée patient » restent essentiellement un vernis peu appliqué en pratique.
Dans “La fabrique des inégalités sociales de santé”, Aurore Loretti cite, dans le chapitre “Les logiques sociales de la décision médicale”, l’attitude de médecins face aux comportements « déviants » des patients qu’ils sont pourtant censés soigner. « Si les médecins apprécient l’observance, l’accent semble désormais particulièrement mis sur les modes de vie des patients et leur responsabilité vis-à-vis de leur propre santé. »
“Le Dr J. (radiothérapeute) : « Quelqu’un qui continue à fumer il ne faut pas passer 15 h de bloc, les résultats vont être catastrophiques » « une personne qui ne se prend pas en charge, qui continue à fumer, non ! Ce n’est pas un patient de 50 ans qui se prend en charge ! »
Le Dr C. nuance: « Disons que c’est un peu dur de passer d’une indication de chirurgie à un traitement symptomatique.»
Le Dr J. s’exclame alors : « En quoi c’est dur ?! », puis ajoute une fois encore que c’est « une patiente qui ne fait pas ce qu’il faut pour se prendre en charge. »
“Après nous avoir expliqué que les patients actifs s’en sortent, le Dr G. assimile la catégorie des « SDF » à l’attitude qui consiste à « subir » et à ne pas être « actif ». Pour lui, il n’est donc pas possible de proposer les mêmes traitements à un patient « SDF » qu’à un autre.”
“les patients sont parfois définis comme plus ou ou méritants en fonction du style de vie qu’ils adoptent au cours de leur hospitalisation. Lorsqu’un patient ne répond pas aux attentes normatives des médecins, ces derniers doutent davantage de sa capacité à supporter certains traitements.”
Les cours d’internat théorisant la « décision partagée » grâce à un « entretien motivationnel » restent souvent des descriptions de différentes astuces pour le médecin d’arriver à ses fins (= convaincre le patient de changer). On voit que l’orientation générale de la formation médicale, même dans ces nouvelles approches censées être progressistes, reste de « faire changer le patient » pour le remettre sur les rails non déviants, et non de s’adapter à sa vie réelle pour le maintenir une bonne santé en fonction de celle-ci.
La sociologue Anne Coppel, spécialiste du champ des drogues et qui a participé aux premières expérimentations en matière de réduction des risques début 90’s, note que « le dispositif de Réduction des risques est confronté à deux contradictions majeures : une conception archaïque de la santé publique et la criminalisation de l’usage comme priorité de la politique des drogues. Cette conception archaïque invoque l’autorité médicale, en excluant la responsabilité des acteurs concernés. » (voir (3)).
Pour conclure, la RdR semble être LE paradigme réellement utile en santé publique, elle demande de diminuer le pouvoir médical, d’étendre les pratiques de santé communautaire au plus près de la réalité des personnes, mais se confronte invariablement à un corporatisme médical qui défend son monopole, et à des politiques néolibérales et autoritaires qui préfèrent vendre et criminaliser que prévenir. Dans tous les cas, cette approche se fait extrêmement discrète dans la formation médicale…
A lire:
-(1) “La fabrique des inégalités sociales de santé”, Aurore Loretti , Presses de l’EHESP 2021
-(2) « La réduction des risques: une contribution humanitaire et solidaire à la transformation sociale ici et là-bas », interview de Patrick Beauverie dans Multitudes 2011/I n°44
-(3) Drogue et médicalisation, entre expertise et demande sociale, Anne Coppel dans Multitudes 2011/I n°44
-(4) Le travail des associations sur le sujet RdR : l’association Techno +: https://technoplus.org/une-association-de-sante-communautaire/ , Médecins du Monde https://www.medecinsdumonde.org/medecins-du-monde/la-reduction-des-risques-chez-medecins-du-monde-nos-principes-dintervention , Aides https://www.aides.org/reduction-des-risques-lies-usage-de-drogues , Act Up https://actupsudouest.org/nos-action/
-(5) le Blog de l’historienne de la médecine Zoe Dubus sur l’histoire des psychotropes.
-(6) Quarante ans après, où en est la santé communautaire?, Didier Jourdan, Michel O’Neill, Sophie Dupéré, Jorge Stirling, Santé Publique 2012/2 (vol 24).
A écouter:
-Anne Coppel, la sociologue et la réduction des risques: l’Ordre ou la Santé, podcast « Substances », Slate audio (et tous les autres épisodes!)
Merci pour cet article. On a bien besoin de médecins qui soit des « traites à leur classe » pour faire bouger les choses. C’est d’ailleurs comme ça que le SIDA et la RdR ont pu faire changer la santé publique : l’alliance entre des personnes concernées et des professionnels de santé.
Merci d’avoir mentionné Techno+. Et pour compléter cet article n’hésitez pas à voir le documentaire Un pied chéper, Un pied sur terre -La santé communautaire en freeparty depuis 1995 : https://technoplus.org/1PC1PST/
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L’article d’un anonyme est bien écrit et très bien orienté vers un des modèles de société dans le monde. Reste a savoir si ce modèle est un bon exemple a suivre, en particulier en Chine (pays le plus peuplé), et pourquoi ?
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