
La prison est un lieu qui demeure bien caché de nos yeux. Si l’on en entend parler quotidiennement, elle reste souvent un concept: « aller en prison », c’est « aller derrière les barreaux ». Un endroit avec des barreaux, chargé de clichés. Peu de gens connaissent l’intérieur de la prison et sa violente réalité. Là-bas, d’autres règles s’appliquent, c’est un autre monde bien préservé des regards.
Par exemple, on y travaille mais on n’a pas droit au chômage, ni aux arrêts maladie indemnisés, ni à la grève, et on est payé presque rien (lire par exemple ce billet de l’OIP (Observatoire International des Prisons).
Pour consulter un médecin lorsque l’on est en prison, on ne va pas sur doctolib… Il existe des « Unités Sanitaires », dédiées aux soins médicaux. Jusqu’en1994, les soins étaient apportés par des personnels embauchés par l’Administration Pénitentiaire, ce qui représentait une atteinte à l’égalité d’accès aux soins. Au lieu de l’ancienne « unité médicale » de la prison, il existe aujourd’hui des « UCSA » (Unités Sanitaires de Soins Ambulatoires ») qui sont des annexes du Centre Hospitalier le plus proche. C’est un petit morceau de l’hôpital public qui se trouve dans la prison, mais qui ne fait pas partie de la prison (les deux institutions sont censées fonctionner indépendamment, mais la situation n’est pas toujours aussi claire). Lorsqu’une personne détenue vient à l’UCSA, elle entre « dans l’hôpital », même si cette unité est située dans le centre pénitentiaire. Elle peut consulter par exemple un-e infirmier-e, psychologue ou médecin généraliste seule, sans entrave, sans surveillant, dans le secret médical, et sans risquer de conséquences sur sa détention. Il existe d’autres structures de soins pour les personnes détenues (hospitalisation, psychiatrie) mais nous nous limiterons ici au cas des UCSA.
L’UCSA est un lieu paradoxal. Les soignant-es qui y travaillent sont souvent animés par le désir d’aider les personnes en situation de grande précarité (économique, sociale, de droits…), et sont motivées par le fait d’aider des personnes qui ont besoin d’elles dans cette sorte d’oasis en milieu particulièrement hostile. On ressent néanmoins le fait d’être un rouage de la machine… En veillant tant bien que mal à la santé des personnes détenues (qui ne peut qu’être mauvaise du fait de la détention), ne participe-t-on pas à la perpétuation de l’existence même des prisons? Que veut dire « prendre soin », lorsque les personnes vivent dans la promiscuité de la surpopulation, matelas au sol, au milieu des cafards? Que peut la psychothérapie lorsque la torture psychologique de l’enfermement est constante? Sans compter les pressions potentielles de l’Administration pénitentiaire sur les prises en soins.
Nous ne nous étendrons pas plus ici sur ce sujet qui a de quoi être développé, et sur lequel bien des personnes ont écrit (voir plus bas). Nous allons ici observer le fonctionnement de l’UCSA en regard du fonctionnement des soins primaires ambulatoires « dehors ».
A l’UCSA, on trouve plusieurs salles de consultation de médecine générale avec des urgences, du suivi de maladies chroniques etc. Les médecins généralistes sont des médecins embauchés par l’hôpital public (praticiens hospitaliers) pour effectuer leurs consultations, ils perçoivent un salaire mensuel pour un certain nombre d’heures effectuées, sans avance de frais des patient-es (comme les médecins hospitaliers, la tarification à l’acte persiste malheureusement au niveau du service comme à l’hôpital). Ce sont aussi: des salles de consultations avec des infirmier-es, psychologues, addictologues, psychiatres, dentiste, kiné (en théorie car il est rare que l’effectif soit au complet), une radio, et une salle de soins avec infirmier-es qui permet de gérer les petites urgences traumatologiques. Des ateliers de prévention, réduction des risques, espaces de discussion, d’activités… Cela fonctionne comme un dispensaire public avec un solide travail d’équipe. Une petite équipe soudée avec des réunions pluriprofessionnelles quotidiennes, et cela fonctionne plutôt bien (quand les postes sont pourvus… Et quand les demandes de consultations parviennent effectivement à l’unité sanitaire…). Il faut constater que, du fait de la détention, malgré ce sytème plutôt bien organisé, l’accès aux soins, en particulier spécialisés, est difficile pour les personnes détenues.
Finalement, l’expérience du travail de médecin généraliste en UCSA donne l’idée d’avoir ce type d’unité un peu partout « à l’extérieur ». Des dispensaires publics où l’on viendrait consulter le médecin généraliste sans avance de frais, avec d’autres professionnels de santé, une prise en charge globale et publique, accessible. C’est d’ailleurs une organisation qui existe dans certains pays européens, comme en Catalogne. Ces systèmes pâtissent actuellement de leur « dé-financement » comme à peu près tous les services publics (et comme notre hôpital). Mais en termes d’organisation des soins primaires et d’accès, cela semble bien plus adapté aux besoins qu’une myriade de professionnels privés individuels sur rdv doctolib. Il existe des centres de santé associatifs ou municipaux qui tentent ce genre d’organisation (salariée, collective, pluripro), mais ils se font assez rares. Ce n’est pas malheureusement pas le modèle en vogue, car cela demande des financements publics. Les associations qui tentent ce mode d’organisation doivent souvent faire de savants calculs pour gérer la trésorerie à coup de tarification à l’acte, ce qui complique beaucoup les choses.
Les conditions de vie des personnes détenues sont inhumaines, comme en attestent les nombreux rapports du CGLPL et « soigner en prison » est un véritable oxymore qui demeure perturbant pour qui s’y essaye. Mais l’organisation des soins primaires ambulatoires aux personnes détenues est un dispositif particulier qui donne à voir la possibilité d’une organisation alternative de la médecine générale (publique, salariée, collective, pluriprofessionnelle), comparativement à celle à laquelle nous sommes si habitués en France (le cabinet privé), et qui amène à se poser la question: pourquoi n’est-ce pas organisé ainsi partout?
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Lectures en lien avec les soins en prison:
–La santé incarcérée , enquête sur l’accès aux soins spécialisés en prison de l’OIP section France juillet 2022
–La santé en prison, Valérie Kanoui-Mebazaa, Marc Antoine Valentin, Les Tribunes de la santé 2007/4 (n°17), p.97-103
–La santé en prison, sept 2033, ADSP n°44 (Actualités et Dossiers en Santé Publique), Haut Comité pour la Santé Publique, dossier coordonné par Genevièvre Guérin.
–La santé incarcérée, Daniel Gonin, ed l’Archipel 1991, témoignage d’un « médecin pénitentiaire » avant la réforme de 1994. Citation: ”Il n’y a pas de soins de la personne véritablement possibles dans l’état actuel des prisons. Inclure isolément une réforme de la pratique médicale ne servirait qu’à camoufler un peu plus une institution pénitentiaire figée dans une unique mission de répression et d’exclusion. Elle donnerait encore plus de moyens à une mission de soins toujours impossible, et dans l’incapacité de les utiliser.”
-En prison, on se suicide dans l’indifférence, Streetpress juin 2021
-Sur l’incarcération des malades psychiatriques: France : « la psychiatrie s’est mise au service de la sécurité », Prison Insider, entretien avec Cyrille Canetti psychiatre, nov 2021
–De prison en prison, un détenu privé des soins dont il a besoin, brève OIP, déc 2022
–Recommandations en urgence relatives au centre pénitentiaire de Bois-d’Arcy (Yvelines), rapport du CGLPL (Contrôleur général des lieux de privation de liberté), déc 2022 –les lecteurs sont invités à parcourir leurs rapports pour avoir une idée des conditions de vie en milieu de détention.
–Maison d’arrêt de Nanterre : quand l’hôpital valide l’ingérence pénitentiaire dans l’organisation des soins, communiqué OIP, déc 2022
-Pour finir: Punir, une passion contemporaine, Didier Fassin, Seuil, 2017