Apprendre à prescrire… Sous influence.

L’internat, comparativement à l’externat, c’est le moment où l’on devient « prescripteur » (prescriptrice? prescripteuse?). Externe, on apprenait quel genre de molécule il fallait utiliser pour chaque pathologie, maladie des doigts de pieds carrés qui touche une personne sur un milliard (sels d’hydroxy-orteillase), ou la troisième ligne de traitement à la mode cette année-là pour le mélanome en phase IV (SuperPiluleTrèschère©). Mais là, ça y est. C’est nous qui avons le stylo et le tampon, c’est nous qui prescrivons.

Cela commence au Urgences. C’est le stress. Il faut faire vite, débiter du patient suffisamment rapidement. Les chefs nous mettent la pression. « Allez allez! Faut allez plus vite que ça, regarde la file d’attente! » Mais on hésite. On n’a pas pris toutes ces décisions avant. On demande conseil. Que faire pour Mr Duchmol qui vomit? « Mets lui du Vogalène®! » Pourtant, le Vogalène®, on m’en a dit tellement de mal… Pour cause d’effets secondaires graves possibles, Prescrire le déconseille, la HAS ne le recommande pas non plus pour le cas de Mr Duschmol. Mais si vous ne prescrivez pas de Vogalène®, on vous regarde de travers: tortionnaire! On ne sais plus trop où donner de la tête. « Vite vite! Tu l’as pas encore fait sortir Duschmol? » Et puis il y a Mme Dubidon qui semble faire une colique néphrétique. « Mets lui du Spasfon®! » dit la chef. L’infirmier est debout devant le bureau, l’ampoule dans la main: « Alors, je lui mets un Spasfon®? » Mais en lisant les rapports de la HAS, le Spasfon® ne fait pas rêver par son efficacité, on lit aussi « SPASFON n’a pas de place dans la stratégie thérapeutique de prise en charge des patients ayant des coliques néphrétiques ». Mais l’ampoule est déjà passée depuis un moment. Et on vous fait comprendre que tout ça, ici c’est du réflexe: Vogalène®, Spasfon®, paf paf on ne réfléchit pas, on clic clic, on prescrit.

Puis c’est la phlébite qui tombe sur le nez de monsieur Dupont. Ou plutôt sur son mollet. Comme une grosse jambe rouge. Il faut donc prescrire un anticoagulant. On les connaît bien, on n’a appris que ça. La cheffe nous dit: « Mets lui du Xaratata®© ». « Ah bon? Pourquoi du Xaratata®© et pas telle héparine comme on me l’a appris? La cheffe tient dans la main le dépliant du laboratoire qui produit le Xaratata©® et qui leur a fait une présentation ce matin, ils ont d’ailleurs laissé une pile de flyers près de la machine à café. Pensez-vous vraiment qu’il est facile pour le jeune interne premier semestre d’argumenter sur la prescription avec la cheffe qui exerce depuis 20 ans et tient le dépliant? Bien sûr on va finir par prescrire le Xaratata©®.

Et cela continue… On apprends des réflexes. Il est clairement plus valorisé d’avoir le réflexe de prescrire ceci et cela que de réfléchir sur sa prescription. Evidemment, aux Urgences, il faut aller vite. Mais ces réflexes de marques rentrent insidieusement dans les têtes.

Puis c’est le semestre au cabinet de médecine générale, et là on doit se plier peut-être encore davantage aux habitudes du lieu, tant on est surveillé de près. Ici, pour une gastro, on repart avec Doliprane©, Vogalène©, Spasfon© et Tiorfan©. Pas exactement ce que l’on nous a enseigné. Toutes ces années à nous répéter « ne mettez pas d’anti-diarréhiques!! » Et voilà qu’au dessus de notre épaule, le médecin généraliste nous dit « Mets-lui du Tiorfan ». Et c’est ainsi pour beaucoup de médicaments. Même en sachant que le médicament a peu d’effet, on le prescrit parce que c’est l’habitude, c’est ce que la personne attend de la consultation. On valorise le fait que vous sachiez remplir une grosse ordonnance pleine de noms de médicaments, cela vous donne un air expert.

Surprise, les marques de médicaments qui vous rentrent le mieux en tête sont celles qui ont un nom commercial mnémotechnique. L’antibiotique Birodogyl® utilisé pour les affections dentaires qui a pratiquement un nom de dentifrice par exemple… Le Tanganil© qui sonne comme « tanguer » et que l’on donne lorsque les gens ont la tête qui tourne, etc… En résumé, on se souvient plus facilement de prescrire du « UroMax » pour des problèmes urinaires que du Silicate d’hydroxychlorosulfate de prescilium, et cela peut poser un problème en terme d’indépendance vis à vis de l’industrie.

Pendant l’internat, nous allons prescrire beaucoup de choses. Pourtant, aucune formation dédiée à savoir choisir quoi prescrire. Nous n’avons que des formations sur les ressentis, les relations, les entretiens… C’est intéressant, mais la formation à la prescription fait défaut. S’il faut choisir par exemple entre une gamme d’anxiolytiques à prescrire, c’est à l’interne de se former seul, de faire ses recherches, et de décider quel anxiolytique prescrire. Finalement, dans la pratique réelle avec sa cadence à tenir, l’interne va se retrouver à prescrire la marque favorite de son maitre de stage ou de son service d’Urgences. Alors qu’une formation indépendante pourrait faire le point sur les études indépendantes pour les médicaments le plus utilisés dans la spécialité. Mais non, cette partie de la formation est négligée , repoussée: à faire en « auto-formation » (comme la plupart des choses). La conséquence est que les internes apprennent des façons de prescrire qui sont biaisées par les visiteurs médicaux des laboratoires passés visiter leur maîtres de stage et leurs services hospitaliers.

A lire à ce sujet:

-Le site du Formindep https://formindep.fr/ (« Association de professionnels de santé et citoyens, le Formindep s’engage pour une médecine fondée sur les meilleures preuves scientifiques et le seul intérêt du patient. »)

-La version 2020 du livret sur l’influence de l’industrie pharmaceutique: https://formindep.fr/livret-de-sensibilisation-sur-linfluence-de-lindustrie-pharmaceutique/

-Le site de a Revue Prescrire https://www.prescrire.org/fr/Summary.aspx, la référence pour prescrire en toute indépendance.

Un documentaire d’Arte sorti cette semaine sur l’influence des laboratoires pharmaceutiques : « Big pharma, labo tout puissants« .

-Emission de France Inter sur l’influence des laboratoires, rebondissant sur le documentaire d’Arte, « Faut-il avoir peur des labos pharmaceutiques ? » https://www.franceinter.fr/emissions/grand-bien-vous-fasse/grand-bien-vous-fasse-14-septembre-2020

3 commentaires

  1. « la troisième ligne de traitement à la mode cette année-là pour le mélanome en phase IV (SuperPiluleTrèschère©) »
    ‘à la mode’ c’est une façon de voir les choses; mon patient qui a eu des méta cérébrales puis de la plèvre a lui une rémission actuellement avec ce type de traitement avec une qualité de vie normale. Il y a 2 ans de cela il serait mort. Il vous faudrait peut être un peu de recul avant de gloser sur un tel sujet.
    De même pour la xaratata (xarelto), quel mépris de votre chef, vous voulez vraiment nous faire croire que c’est du vécu ? Il s’agit simplement d’une métaphore que vous employez pour appuyez votre propos. J’ai peu d’expérience de ce produit dans la phlébite, mais dans la FA ce produit et son concurrent représente une vraie révolution, avec un confort indéniable pour le patient.
    Pendant mon internat et mes premiers remplacements, j’ai utilisé un livre qui s’appelait ‘ les 200 médicaments essentiels’ de Maurice Rapin; l’expérience et la formation continue apportent le reste.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s